Au seuil de l'Être


«  [Qu'est-ce] qui est impliqué par "chaque objet pointe vers la conscience" ?

Un objet est nom et forme. Le nom et la forme appartiennent au corps, aux sens, au mental. Un objet existe seulement parce qu'il y a un sujet. Mais lorsqu'on l'examine de plus près, ce soi-disant sujet, avec lequel nous nous sommes identifiés, est également vu comme étant un objet. Il peut être perçu par un sujet supérieur, appelé parfois le "témoin" pour des raisons pédagogiques. Le témoin n'existe pas. Il y a seulement être le témoin de, qui est conscience, vigilance, notre état naturel.

Lorsqu'il y a identification avec le sujet relatif, la dualité est maintenue et l'objet ne peut se vider de l'objectivité. Mais lorsque le sujet est vu comme une fonction du mental, comme n'ayant aucune autonomie, aucune substance, le nom et la forme sont abandonnés. Dans ce lâcher-prise, l'objet perd son objectivité et se réfère immédiatement à notre totalité, la conscience sans objet. [...]

Lorsque la dernière activité de protection d'une image de soi s'est mise en suspension, on est simplement laissé en présence d'être là. C'est une présence sans direction, sans activité cérébrale. Vous vous trouvez dans la créativité du silence explorant le champ non-cérébral, le sans-direction. Puis, vient un moment où il n'y a plus rien à observer, et la division, maintenant très subtile, entre observateur et observé s'évanouit spontanément. C'est "être méditation", où personne n'est conscient de rien. Personne ne se meut dans la vie quotidienne. Il n'y a pas de restriction sur l'individualité. Il n'y a que totalité, globalité. C'est un non-état. Ensuite, lorsque l'action est requise, l'action apparaît ; lorsque la parole est nécessaire, le son apparaît ; le mouvement se produit lorsque le mouvement est nécessaire. Vous utilisez vos facultés ou vos organes des sens lorsque le besoin s'en fait sentir. Chaque chose, chaque percept, concept, sensation, émotion, vient de la totalité de votre être.

Quelles sont les étapes pour parvenir à l'observation non subjective libre de la personne ?

Lorsqu'un objet se présente à la conscience et que vous ne vous y associez pas, il n'y a ni intention, ni expectation. Le mental n'est pas occupé à attendre un résultat. L'observation alors est une attention non réactionnelle. Vous ne faites rien à l'objet ni n'essayez d'en retirer quoi que ce soit. Dans cette non-relation, le mental se met au repos - simplement parce qu'il n'a plus aucun rôle à jouer. Sans effort, vous vous trouvez simplement ouvert, libre du passé.

Lorsque vous attendez une expérience, tout le passé est encore actif. Vous êtes encore lié affectivement à l'objet, appelant une conclusion, voulant modifier, analyser ou transformer le présent. De cette façon, vous espérez vous offrir une expérience. Voyez ce que cela veut dire d'être seulement là, d'être présent sans aucun centre pour votre psyché, subconscient ou inconscient. Il y a seulement observation. Dans cette observation, vous n'êtes pas enchaîné au passé. Vous êtes libre, et la distinction entre observateur et observé - je et moi-même - s'évanouit. Vous êtes abandonné à la complète tranquillité.

Une nouvelle sensibilité naît lorsque le mouvement cérébral s'arrête. La pensée, l'émotivité, l'intention disparaissent et vous vous trouvez dans la tranquillité originelle du corps, des sens et du mental. Il n'y a plus aucun mouvement venant d'un centre, d'une personne, mais un mouvement qui a lieu simultanément à travers tout votre être.

La perception pure, sans l'interférence de l'image de soi, peut-elle être cultivée ?

Absolument. Vous pouvez être consciemment dans un paysage sans rester dans le cadre de la forme et du nom. Lorsqu'un peintre n'est pas figé dans la forme et le nom, il peint davantage qu'un simple arbre et un toit. Il peint ce qui n'est pas visible dans la forme et le nom. On ne doit pas encadrer un objet par la mémoire et l'anticipation. Lorsqu'il y a simplement regard, sans l'intervention du mental, il y a ouverture, accueil, et l'objet se détend et s'épanouit dans l'hospitalité de votre être entier.

L'idée de la personne, de la pensée continue, est une défense contre cet accueil, cette ouverture où il n'y a rien à protéger ou affirmer. Dans l'ouverture, l'objet est plus faible que le sujet et il y a un transfert d'énergie vers la position réceptive. C'est la perception directe.

Je trouve difficile d'échapper à l'intention, l'intention de se détendre, d'être clair, en paix, etc. Pourriez-vous parler davantage de l'observation non intentionnelle ?

L'observation réelle est absolument vide d'idéaux et d'idées. Être libre d'intentions, c'est être libre de direction. C'est être multidimensionnel. Cela n'a rien à voir avec la concentration qui cherche un résultat. Dans l'observation réelle, vous fonctionnez comme un homme de science qui prend note sans interférences psychologiques. L'homme de science, en tant que personne, est totalement absent et, dans ce vide, l'attention pure est un aimant vers lequel les observations A, B et C sont, à un certain moment, attirées comme des morceaux de métal. De la même manière, si vous prenez note sans analyse et sans critique, il y aura une prise de conscience soudaine. Au début vous la sentirez au cours d'une réaction, ensuite vous en prendrez conscience avant la réaction, et plus tard vous la connaîtrez au moment de l'impulsion de la réaction. Puis viendra le temps où vous serez libre même de l'impulsion de réagir.

Soyez attentif à ce que l'observation reste purement fonctionnelle. On a souvent le réflexe de prendre une attitude de détachement. Ce fossé psychologique n'a rien à voir avec le fait d'être le témoin. Très souvent, lorsque nous pensons voir clairement, nous n'avons fait qu'inventer une objectivité psychologique. Cette distanciation est l'œuvre de l'image de soi. C'est encore une réaction. L'observation sans réaction ne peut jamais être une pensée, une attitude que vous pouvez apprendre. Elle n'a rien à voir avec le processus analytique. Elle passe par un tout autre canal, et la conclusion est instantanée.

En écoutant de plus en plus votre corps-mental, il se produit une sensation de distanciation qui n'a rien à voir avec le détachement psychologique. Dans cette spatialité, le pressentiment de votre autonomie, de votre être-conscience surgit. Lorsque vous faites de votre structure psychosomatique un objet d'observation, il se produit tout d'abord une relation d'espace entre l'observant et l'observé. Alors vient un moment où l'objet de l'observation, votre structure psychosomatique, n'est plus mis en valeur et vous trouvez l'accentuation sur l'écoute elle-même. Là vient la compréhension que vous n'êtes pas le corps, mais que le corps, l'objet vit en vous, dans votre conscience. C'est ce que l'on entend lorsque l'on dit que l'observé se trouve dans l'observateur, mais que l'observateur n'est pas dans l'observé.

Pouvez-vous parler davantage du transfert d'accentuation de la perception vers l'attention, de l'aspect objectif à l'aspect subjectif [et du processus concret de déploiement des sens] ?

Au début, l'objet de perception est au premier plan, et l'attention, ou l'aspect-sujet, est à l'arrière-plan. Lorsque l'attention est remarquée et soutenue par la relaxation et l'absence d'intervention psychologique, d'interprétation, de jugement, d'analyse, elle s'étend, et à un certain moment il y a une sorte d'implosion où l'aspect-objet se transfère à l'arrière-plan et l'attention au premier plan. Dès lors l'aspect-sujet est accentué. Le changement d'accentuation est le relâchement soudain de la localisation dans le cerveau vers la "sensation" globale au-delà des sens.

[Le percept est appréhendé par un organe des sens et porté à l'attention par le concept. Lorsque le concept ne saisit pas l'objet, c'est-à-dire lorsqu'il ne se fixe pas en une représentation, il est automatiquement transposé à tous les sens. Dans ce lâcher-prise de l'objectivation, les sens se déploient dans l'attention détendue et il y a un moment où l'accent se déplace des sens vers l'attention. Cette attention est encore perceptible comme une localisation dans le cerveau, et lorsque cette localisation est vue, vous êtes pris par une sensation d'expansion. C'est l'attention globale qui est au seuil de l'être, votre non-état naturel.

Le déploiement des sens par conséquent vous amène en dernier lieu à votre tranquillité, où il n'y a plus d'accent mis sur un sujet ou sur un objet et où il n'y a plus de qualifications, et donc ni tension ni conflit. Vous sentez comment tout fonctionnement va et vient dans cette tranquillité libre de toute agitation. Comme un son, il apparaît dans le silence et disparaît dans le silence.]

Vous avez dit que l'attention pure est au seuil de la conscience. Quelle est la différence alors entre attention et conscience ?

L'attention est encore une fonction du cerveau, bien que libre d'interférence psychologique. À mesure que l'attention s'étend, la fonction cérébrale ralentit et l'attention s'écroule dans la conscience. L'attention totalement sans limites et la conscience sont une seule et même chose.

Cette conscience est-elle notre vraie nature ?

Dans la conscience, il n'y a pas de limitation due à la fonction cérébrale mais encore dualité conceptuelle : "Je suis conscient de quelque chose." Ce quelque chose est le fonctionnement global, énergie non contaminée par la structure cérébrale et les sens. Ici vous vous trouvez au seuil de votre être éternel. Vous êtes dans la proximité de votre nature réelle où personne n'est conscient de rien. C'est l'arrière-plan de toute fonction.

Comment passe-t-on du seuil à la tranquillité au-delà de tout mouvement ?

Vous ne pouvez pas passer le seuil à l'aide d'une activité. Demeurez seulement là et vous serez pris spontanément.

Quelle est la nature de cette attente ?

C'est "attendre sans attendre", un état d'ouverture sans but ou motivation. Elle s'apparente à l'émerveillement, à l'admiration sans objet. En vivant l'ouverture inconditionnelle, vous êtes pris par votre être essentiel. Mais vous devez attendre d'être pris. Il n'y a pas à "aller".

Au seuil même, y a-t-il encore une relation sujet-objet, une dualité ?

Au seuil de l'être, l'ouverture est encore une perception. C'est le parfum de l'inévitable connaissance de soi. Demeurer dans cette inévitabilité amène une immense relaxation et un lâcher-prise de tous les résidus de l'individualité. Dans cette liberté du passé, votre totalité se déploie, et vient un moment soudain où elle attire à elle les derniers résidus de la personne. Ces résidus ont alors perdu leur aspect concret et n'existent dans cet instant que comme représentations qui sont ensuite absorbées pour toujours dans la lumière magnétique de l'être pur. L'individualité, le sens de revendiquer la paternité de quelque chose, la mémoire psychologique s'évanouissent, pour ne jamais revenir, et vous êtes établi dans la tranquillité de la présence sans idée de devenir. Après l'éveil, il n'y a rien à gagner ou à perdre.

N'y a-t-il aucune sensation après un événement si capital ?

Sur le plan phénoménal, il y a un sentiment proche de la gratitude. La gratitude pour elle-même, car il n'y a plus personne pour donner ou recevoir des remerciements. C'est une offrande. L'amour pur. »
 

Jean Klein

Extraits de
Qui suis-je ?
(le Relié Poche)



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